Rappelons-nous d’être avant tout des « tuteurs »

Un tuteur, c’est un morceau de bois planté à côté d’un arbre en croissance afin de s’assurer au mieux qu’il pousse droit. Un tuteur, c’est aussi celui qui accompagne un enfant dans sa croissance.

Hier, un ami qui dirige un établissement scolaire, partage avec moi une vidéo dans laquelle l’on voit de charmants bambins en train de râper quelques légumes dans le cadre d’un atelier cuisine. J’estime que les enfants n’ont pas plus de quatre ou cinq ans. Il s’agit bien qu’une section frœbelienne.

Les enfants, tout affairés à transformer leurs légumes, ne semblent pas vraiment comprendre ce qu’ils font ni comment le faire. Ils sont gauches, et visiblement mal à l’aise. On ne peut pas prétendre que cela ait du sens pour eux. Les petits garçons portent une veste de cuisinier, et les petites filles une couronne en papier sur laquelle il est écrit en grand : « Chef ». Et cela m’interpelle !

Différentes lectures sont possibles. Mais, déjà, il y a une différence de traitement entre filles et garçons. Pris au second degré, on met subtilement en place une hiérarchie qui m’interroge. Pourquoi des couronnes ? Pourquoi le mot « chef » uniquement accordé aux filles ? Mon propos ne se veut pas sexiste, ni pro ou anti-féministe, ni même anti-égalité des chances entre les genres. Simplement, lorsque je vois les souffrances et les difficultés qu’il y a de plus en plus dans l’abord du sexe opposé à l’adolescence ou à l’âge adulte, je me dis qu’il est dommage de savonner la planche dès la tendre enfance. Surtout que, à cet âge, les petites filles et les petits garçons ne passent pas leurs temps à creuser le fossé entre eux. Ce sont tous des enfants, et c’est à ce titre qu’ils se voient.

Mais ce qui me chagrine le plus, c’est ce besoin qu’ont les adultes à toujours connecter nos enfants à l’accomplissement, plutôt qu’au chemin qui peut y mener. Pourquoi les désigner « Chef » alors qu’ils sont parfaitement incompétents à ce stade ? N’est-ce pas prendre le risque de brouiller les repères et inscrire au plus profond d’eux-mêmes des attentes déraisonnables ?

Je comprends qu’il s’agit d’une activité qui s’apparente plus à un jeu pour les enfants qu’à un apprentissage. Mais justement ! C’est bien l’imaginaire qui est travaillé. Ces enfants, parfaitement charmants au demeurant, jouent un jeu qui nous semble innocent et qui consiste à faire semblant d’être un chef de cuisine. Évidemment, cela peut les aider à comprendre les métiers et la façon dont les choses fonctionnent dans la société. En même temps, cela les prive d’une chose essentielle que je tiens comme l’une des principales raisons des problèmes générationnels dans le monde du travail, problèmes qui font souffrir tant de monde : accepter de commencer au bas de l’échelle et prendre le temps pour monter. Accepter d’être petit avant de, peut-être, être grand ! Et ce faisant, cultiver le goût de l’effort, du travail et des progrès.

Si on analyse plus loin, l’inconscient de ces enfants innocents peut retenir que l’inexpérience n’est pas un critère valable pour, temporairement et dans l’immédiat, fermer l’accès aux plus hautes fonctions. L’enfant ne se projette donc pas dans une ligne de vie « logique » qui consiste à commencer comme apprenti — dans notre situation, commis de cuisine — avant de grimper les échelons à force de discipline, d’efforts et d’apprentissages. Les puéricultrices, dont je ne doute pas qu’elles sont mues par de nobles sentiments, n’ont pas compris la portée de leurs actes et de leurs choix. Certainement ne comprennent-elles pas parfaitement leur rôle et leur mission. Évidemment, un enfant, c’est « craquant ». C’est normal qu’on les aime. Ils sont fragiles et réclament beaucoup d’amour. Certains les aiment tellement qu’ils pensent que c’est en les mettant sur un piédestal qu’ils leur témoignent un plus grand amour. Ils projettent en eux leurs propres aspirations. Ils leur collent leurs ressorts, leurs motivations d’adulte. Ce faisant, ils n’interagissent plus avec la nature profonde de l’enfant, mais avec la projection de leurs propres besoins.

Nous ne confions pas nos enfants à la maternelle pour qu’ils soient aimés. Je ne suis pas occupé à dire qu’il ne faille pas leur donner de l’affection, mais ce n’est pas le premier objectif ! Nous les confions pour qu’ils puissent être, certes, instruits, mais surtout éduqués pour aborder sainement les prochaines étapes de leur parcours de vie. Les petites filles n’ont pas à être des princesses. C’est d’ailleurs une fonction sociale qu’elles ne pourront jamais avoir, tant la « profession » est protégée et réglementée. Cela ne veut pas dire qu’elles n’auront pas le droit ainsi que la joie d’être aimées et bien traitées par ceux qui partageront leurs vies. Pour les postes à responsabilités, notamment s’ils nourrissent l’ego, il y a infiniment plus de prétendants que de places disponibles. Si on apprend à un enfant à conditionner son bonheur et à calibrer sa vie sur le fait d’être reconnu comme supérieur aux autres, alors nous le préparons à une vie malheureuse. Et le poids de ce mal-être peut l’inciter à déployer les pires stratagèmes pour arriver, très probablement de façon illégitime, à ses fins, simplement dans l’espoir de lever ce fardeau émotionnel qui les obsède. Ne devrions-nous pas aider nos enfants à être heureux en toutes circonstances et à être aimés inconditionnellement ? Devons-nous vraiment ancrer en eux, pour être heureux, le besoin de se distinguer des autres et d’être reconnus pour leur supériorité supposée ?

La vie est un voyage. Elle possède un itinéraire et comporte des étapes. Je pense que nous devons former, tout en les aimant du plus profond de nous-mêmes, nos enfants à ce voyage. Or, ne dit-on pas que, dans un voyage, l’important ce n’est pas la destination, mais le chemin ?

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